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jeudi 24 mai 2012

Les histoires extraordinaires m'ennuient

« Si vous attendez de moi que je vous raconte comment j'ai gagné mon insigne de basket-ball et acquis célébrité, amour et fortune, alors ne lisez pas cette histoire. J'ai acquis quelque chose, c'est sûr, au cours des six mois dont je vais vous parler. Mais quoi ? Je n'en sais rien. Je pense que je n'aurai peut-être pas assez de toute ma vie pour le découvrir. »  Ainsi commence « Loin, très loin de tout », court roman d'Ursula K. LE GUIN paru chez Actes Sud, en 1989.
« Une chaise, une table, une lampe. Au-dessus, sur le plafond blanc, un ornement en relief en forme de couronne, et en son centre, un espace vide, replâtré, comme l'endroit d'un visage d'où un œil aurait été extrait. Il a dû y avoir un lustre, un jour. Ils ont retiré tout ce à quoi on pourrait attacher une corde » Début du second chapitre de « La servante écarlate » de Margaret Atwood.
 Le rapprochement ébauche une convergence. Il s'agit d'une littérature qui parle de la condition humaine, de l'ordinaire qui égalise les hommes, et les ravale au rang d'objet de leur espèce, juste bons à se reproduire et à se taire. Ne pas dire : Pourquoi ?
 Quand je pense au mot « Histoire »... Quelle histoire raconter au lecteur d'aujourd'hui ? Il y a les héros extraordinaires de la littérature ordinaire : « Comment j'ai sauvé le monde, à moi tout seul, armé de mon courage, riche de MES pouvoirs magiques / de MA technologie ? » Ou comment naître armé d'une cuillère en argent « toute simple » dans la bouche imposer ma volonté de puissance et faire souffrir au nom du bon droit qui habite mon ÂÂÂme ? Délassant ? Le mensonge délasse... Mais ne s'agit-il pas d'idéologie et de domination ?
La « servante écarlate » est une esclave qui dit son impossibilité à dire sa vie sous forme d'une histoire (un machin avec une fin... dont elle n'a pas les moyens). Issue d'un camp de rééducation, brisée, humiliée, objet de sexe, condamnée au silence, elle ne peut raconter le monde que par la description. Une description sans adjectif, sans interprétation, une litanie de choses astreignante et indigeste.
Elle décrit aussi ce que ses maîtres lui ont enseigné  : « Arbeit macht frei », disait le Nazi. « Mon héros qui sauve le monde vous permet de vivre débarassé de vos cauchemars », prétend l'écrivain et de développer doctement sur la Catharsis. Si vous avez pratiqué une fois dans votre vie la catharsis, alors vous avez touché du doigt ce que sont la cruauté et la volonté de détruire autrui. La servante se contente de vomir les mensonges dont on l'abreuve, et ce vomi se révèle une méthode et un remède.
Pour elle, le temps n'existe pas, son passé a été banni, et son présent se réduit à un viol quotidien par le maître qui la prend, assise sur les cuisses de sa propre épouse (stérile). Quant à son avenir... il se résume à la recherche d'une corde pour se pendre...
*
 Que comprennent les prisonniers de la Guerre et de l'Histoire ? L'Histoire - ce merveilleux temps structuré en début, milieu, muni d'une fin — ou certitude — encordé avec un Pass' nommé progrès et dont l'esclave sait la cruauté. Les perdants n'ont pas de temps à structurer, pas d'histoire, et le progrès est juste une mauvaise pièce jouée par des prêtres.
« Loin, très loin de tout » : Pour attirer la jeune fille qui le fascine, le héros imite un singe. Il la fait rire et il la met en colère : — Pourquoi fais-tu le singe ? Elle, elle joue du violoncelle, c'est une virtuose, habitée par la musique, et un idéal incertain, flou, parfois mensonger, souvent réversible, insaisissable. Sa réalisation n'est peut-être même pas le but... juste une boussole sur un chemin d'incertitude... Comme par hasard, les romans d'U. Le Guin et de M. Atwood se distinguent l'un et l'autre par la singularité de leur moyen et de leur fin.

Sans rêve qu'on se dit à soi-même, dans le secret de sa tête, la condition d'homme n'existe pas, et l'enfant reste un singe qui se trémousse. « La fin est dans les moyens comme l'arbre est dans la semence » disait Gandhi. La fin du récit — ce qui vient après le début et le milieu — et qui est le but de l'histoire tient à ce que l'auteur utilise comme moyen : le désir de partager, dans un chemin de chaos, destructions, volontés de puissance exacerbées, venimeuses, l'aspiration à s'accomplir pour que le monde s'accomplisse.

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