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dimanche 16 septembre 2012

La parabole de la loi (Kafka)

Une sentinelle se tient postée devant la Loi. Un homme vient un jour la trouver et lui demande la permission de pénétrer. Mais la sentinelle lui dit que pour l'instant elle ne peut pas le laisser entrer. L'homme réfléchit, et demande alors s'il pourra entrer plus tard. 
« C'est possible, dit la sentinelle, mais pas maintenant ». La sentinelle s'efface devant la porte, ouverte comme toujours, et l'homme se penche pour regarder à l'intérieur. La sentinelle, le voyant faire, rit et dit « Si tu en as tant envie, essaie donc d'entrer malgré ma défense. Mais dis-toi bien que je suis puissant. Et je ne suis que la dernière des sentinelles. Tu trouveras à l'entrée de chaque salle des sentinelles de plus en plus puissantes ; dès la troisième, même moi, je ne peux plus supporter leur vue ».
 L'homme ne s'était pas attendu à de telles difficultés ; il avait pensé que la Loi devait être accessible à tout le monde et en tout temps, mais maintenant, en observant mieux la sentinelle, son manteau de fourrure, son grand nez pointu et sa longue barbe rare et noire à la Tartare, il se décide à attendre, quand même jusqu'à ce qu'on lui permette d'entrer.
 La sentinelle lui donne un escabeau et le fait asseoir à côté de la porte. Il reste là de longues années. Il multiplie les tentatives pour qu'on lui permette d'entrer et fatigue la sentinelle de ses prières. La sentinelle lui fait subir parfois de petits interrogatoires, l'interroge sur son village et sur beaucoup d'autres sujets, mais ce ne sont que des questions indifférentes, comme les posent les grands seigneurs et pour finir elle dit toujours qu'elle ne peut pas le laisser entrer.
 L'homme qui s'est abondamment pourvu pour son voyage de toutes sortes de provisions, emploie tout, si précieux que ce soit, pour soudoyer la sentinelle. Et la sentinelle prend bien tout, mais en disant : « Je n'accepte que pour que tu ne puisses pas penser que tu as négligé quelque chose. » Pendant ses longues années d'attente, l'homme ne cesse presque jamais d'observer la sentinelle. Il en oublie les autres gardiens, il lui semble que le premier est le seul qui l'empêche d'entrer dans la Loi. Et il maudit bruyamment la cruauté du hasard pendant les premières années ;  plus tard, en devenant vieux, il ne fait plus que grommeler. Il retombe en enfance, et comme, au cours des longues années où il a étudié la sentinelle, il a fini par connaître jusqu'aux puces de son col de fourrure, il prie les puces elles-mêmes de l'aider à fléchir le gardien. Finalement, sa vue s'affaiblit, et il ne sait si la nuit se fait vraiment autour de lui ou s'il est trompé par ses yeux. Mais maintenant il discerne dans l'ombre l'éclat d'une lumière qui brille à travers les portes de la Loi. 
 Il n'a plus pour longtemps à vivre désormais. Avant sa mort, tous ses souvenirs viennent se presser dans son cerveau pour lui imposer une question qu'il n'a pas encore adressée. Et, ne pouvant  redresser son corps raidi, il fait signe au gardien de venir. Le gardien se voit obligé de se pencher très bas sur lui, car la différence de leurs tailles s'est extrêmement modifiée. « Que veux-tu donc encore savoir ? » demande-t-il, tu es insatiable. » « Si tout le monde cherche à connaître la loi, dit l'homme, comment se fait-il que depuis si longtemps personne que moi ne t'ait demandé d'entrer ? ». Le gardien voit que l'homme est sur sa fin et, pour atteindre son tympan mort, lui rugit à l'oreille : « Personne que toi n'avait le droit d'entrer ici, car cette entrée n'était faite que pour toi, maintenant, je pars et je ferme. »
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Franz Kafka (1883-1924), Parabole de la loi. La parabole fait partie des textes de Kafka publiés de son vivant et somme toute, qu'on ne se lasse jamais de relire, en même temps, elle est presque, pas tout à fait, l'aboutissement de son roman Le Procès. (autre réf, exposé d'élèves de terminale)
Pour une fois que je suis contraint de comparer deux traductions, il apparaît que celle d'Alexandre Vialatte (tant décriée) est la plus vivante et son style remarquablement maîtrisé, d'où mon choix de privilégier celle-ci.

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