Goggle Analytics

dimanche 30 septembre 2012

Tehanu (Ursula K. LE GUIN)

 Epervier laissa sa phrase en suspens et baissa les yeux en serrant les poings.
— Il m'a ramené à la vie à bout de bras. Arren d'Enlade, Lebannen, le héros de la geste des temps futurs. Il a pris son vrai nom, Lebannen, roi de Terremer.
— C'est donc cela..., s'enquit-elle, s'agenouillant pour le regarder, cet élan de joie, cette illumination.
[...]
— Goha, appela Therru de sa voix faible et rauque depuis la porte de la clôture, et Tenar fit volte-face.
 La fillette défigurée la fixait de son œil valide et de son orbite aveugle. Tenar pensa : Dois-je lui annoncer qu'il y a un roi à Havnor ?
 Elle se leva et alla à la clôture afin d'éviter à Therru de s'évertuer à se faire entendre. Lorsqu'elle gisait inanimée dans le brasier, avait dit Hêtre, l'enfant avait inhalé du feu.
— Sa voix a brûlé, expliquait-il.
— Je gardais Croûte de pain, chuchota Therru, mais elle s'est échappée du champ de cytise. Je n'arrive pas à la retrouver.
 C'était le discours le plus long qui eût jamais franchi ses lèvres. Elle tremblait d'avoir couru et de s'être retenue pour ne pas pleurer. On ne peut pas pleurnicher tous en même temps, se dit Tenar. C'est idiot, il faut faire quelque chose !
— Epervier ! cria-t-elle, en se retournant. Il y a une chèvre qui s'est échappée.
 Aussitôt, il se mit debout et gagna à son tour la clôture.
— Va voir au puits, suggéra-t-il.
 Il regarda Therru comme s'il ne voyait ses horribles cicatrices, comme s'il la voyait à peine : une fillette qui avait perdu une chèvre et qui devait la retrouver. C'était la chèvre qu'il avait en vue.
— Ou alors elle est partie rejoindre le troupeau du village.
Therru trottait déjà en direction du puits.
— C'est ta fille ? demanda-t-il à Tenar.
 C'était la première fois qu'il faisait allusion à la petite et, sur le moment, Tenar ne put s'empêcher de penser que les hommes étaient décidément très étranges.
— Non, ni ma petite-fille. Mais c'est mon enfant, répondit-elle.
 Qu'est-ce qui la poussait toujours à le taquiner, à le défier ?
 Il se glissa hors du potager à l'instant précis où Croûte de pain fonçait vers eux, éclair marron et blanc suivi, loin derrière, par Therru.
— Ho ! cria soudain Ged et, d'un bond, il bloqua le passage à la chèvre, la guidant droit vers la porte ouverte et les bras de Tenar, laquelle réussit à attraper le lâche collier de cuir de Croûte de pain.
 L'animal s'immobilisa immédiatement, doux comme un agneau, et regarda Tenar d'un de ses yeux jaunes, tout en guignant de l'autre les rangées d'oignons.
— Oust ! fit Tenar, la poussant hors du paradis des chèvres pour la ramener au pré caillouteux où elle était censée paître.
 Ged s'était assis par terre, aussi essoufflé que Therru si ce n'est davantage, car il haletait et souffrait manifestement de vertiges, mais au moins il n'était pas en larmes. Faites confiance à une chèvre pour tout dévaster.
— Bruyère n'aurait pas dû te dire de garder Croûte de pain, dit Tenar à Therru. Personne ne peut la garder. Si elle s'échappe encore, préviens Bruyère et ne t'en occupe pas. Entendu ?
 Therru inclina la tête. Elle épiait Ged. Elle accordait rarement plus d'un regard aux gens, et encore plus rarement aux hommes, alors que lui, elle le regardait fixement, la tête penchée comme une hirondelle. Un héros était-il né ?

  Une vieille femme qui a renoncé aux honneurs de sa jeunesse, n'a-t-elle pas rendu la rune brisée à Havnor ? N'a-t-elle pas été l'élève du grand mage Gion ? Un sorcier qui a perdu  ses pouvoirs. Ils ont été grands, et ils ne sont plus rien, elle souffre de ce monde où les femmes ne sont rien, il souffre de la perte de la magie, mutilation qu'il s'est faite sur lui-même, nécessaire et à jamais douloureuse...
  Entre eux, une fillette abandonnée par des vagabonds dont la moitié gauche de la tête et du bras ne sont plus qu'une plaie calcinée. Là, loin des rois, loin du pouvoir, et de sa perversion, se joue l'avenir du monde, faire renaître une petite fille...
Laffont, 1991, 
trad : Isabelle Delord-Philippe

(photo : ANDY BLACK)
(Lien wikipedia : U. K. LE GUIN)

Aucun commentaire: