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dimanche 6 octobre 2013

Ennemis (Anton Tchékov)

 Vers les dix heures du soir, par un jour gris de septembre, le fils unique du docteur Kirilov, le petit André, mourut de la diphtérie. Il avait six ans. La mère venait de s'affaler à genoux près du lit de l'enfant, en proie au premier accès de désespoir, quand la sonnette tinta brutalement dans le vestibule.
 On avait éloigné tous les domestiques, dès le matin, à cause de la contagion. Ce fut Kirilov en personne, tel qu'il était, sans veston, le gilet déboutonné, la figure moite et les mains brûlées par le phénol, qui alla ouvrir. Il faisait noir dans l'entrée et on ne pouvait distinguer de l'homme qui entra que sa taille moyenne, son cache-nez blanc et son visage extraordinairement pâle, si pâle que son apparition sembla éclairer le vestibule...
 « Le docteur est chez lui ? demanda-t-il d'une voix brève.
— C'est moi, répondit Kirilov. Que voulez-vous ?
— Ah, c'est vous ! Très heureux, dit, tout content, l'homme qui chercha dans le noir la main du docteur, la saisit et la serra énergiquement. Très... très heureux ! Nous nous connaissons ! Je suis Aboguine... j'ai eu le plaisir de vous voir l'été dernier chez Gnoutchov. Je suis très heureux de vous avoir trouvé chez vous... Au nom du ciel, ne me refusez pas de venir immédiatement... Ma femme est gravement malade... Et j'ai ma voiture... »
 Sa voix et ses gestes trahissaient une émotion violente. Comme en proie à la frayeur causée par un incendie ou par un chien enragé, il retenait avec peine sa respiration précipitée, parlait rapidement, d'une voix tremblante, et ses paroles avaient je ne sais quel accent de sincérité ingénue, de frayeur enfantine. Comme toujours, lorsque la peur ou l'étonnement vous saisissent, il s'exprimait en phrases courtes, hachées et proférait beaucoup de paroles inutiles, absolument sans rapport avec son sujet.
 « J'avais peur de ne pas vous trouver, continua-t-il. En venant chez vous, j'étais à la torture... Habillez-vous et partons, au nom du ciel... Voilà comment c'est arrivé. Alexandre Paptchinski, que vous connaissez, est venu me voir... Nous avons bavardé... puis nous avons pris le thé ; tout à coup, ma femme pousse un cri, porte la main à son cœur et tombe à la renverse contre le dossier de sa chaise. Nous la portons sur son lit et... je lui passe de l'ammoniaque sur les tempes, je l'asperge d'eau... elle était comme morte... J'ai peur que ce soit un anévrisme... Venez... Justement, son père est mort d'un anévrisme... »
 Kirilov écoutait sans mot dire, comme s'il n'eût pas compris le russe. 
 Aboguine invoqua encore une fois Paptchinski et le père de sa femme et chercha de nouveau dans le noir la main du docteur ; alors ce dernier secoua la tête et dit, en traînant d'une voix molle sur chaque mot :
 « Excusez-moi, je ne peux venir... Il y a cinq minutes que... mon fils vient de mourir...
— Est-ce possible ? murmura Aboguine avec un mouvement de recul. Mon Dieu, j'arrive à un bien mauvais moment ! Quelle journée prodigieusement malheureuse... prodigieusement ! Quelle coïncidence... On dirait un fait exprès ! »
 Aboguine saisit la poignée de la porte et baissa la tête, perplexe. Visiblement, il balançait et ne savait que faire : s'en aller ou insister auprès du docteur.
 « Ecoutez, fit-il avec feu en saisissant Kirilov par la manche, je comprends dans quel état vous devez être. Dieu sait si j'ai honte de vouloir retenir votre attention à un moment pareil, mais que faire ? Jugez-en vous même, chez qui voulez-vous que j'aille ? Vous êtes le seul médecin de la ville. Venez, je vous en conjure ! Ce n'est pas pour moi que je vous le demande !... Ce n'est pas moi qui suis malade ! »
 Il y eut un silence. Kirilov lui tourna le dos, attendit un instant et passa lentement au salon. À en juger par sa démarche incertaine, machinale, par l'attention avec laquelle il redressa l'abat-jour en peluche d'une lampe éteinte du salon et jeta un coup d'œil au gros livre posé sur la table, il n'avait ni intentions ni désirs, il ne pensait à rien et, vraisemblablement, ne se souvenait déjà plus qu'il y avait un étranger dans le vestibule. L'obscurité et le silence augmentaient apparemment sa stupeur. En passant dans son cabinet il leva trop haut le pied droit, chercha des mains le chambranle et toute sa personne respirait une sorte d'incertitude, comme s'il se fut trouvé par mégarde chez un autre ou qu'il se fût enivré pour la première fois de sa vie et se laissât aller avec stupéfaction à cette sensation nouvelle. Sur un des murs de son cabinet s'étalait un large rai de lumière qui coupait sa bibliothèque en deux ; elle s'infiltrait en même temps qu'une odeur lourde, confinée, de phénol et d'éther, par la porte entrebâillée qui donnait sur la chambre à coucher... Le docteur se laissa tomber dans son fauteuil devant sa table ; il regarda un instant d'un œil somnolent ses livres éclairés, puis se leva et passa dans la chambre.
 Il y régnait un calme de mort. Tout, jusqu'au moindre détail, y parlait éloquemment de la tempête qu'on venait d'y souffrir, de lassitude, et tout se détendait. Une bougie sur un tabouret au milieu de fioles, de boîtes, de pots en rangs serrés et une grosse lampe sur la commode illuminaient vivement la pièce. Sur le lit, près de la fenêtre, l'enfant reposait, les yeux ouverts et une expression d'étonnement sur le visage. Il gisait sans mouvement mais ses yeux semblaient à chaque instant prendre une teinte plus sombre et s'enfoncer à l'intérieur des orbites. La mère, les mains sur le corps de son fils et le visage enfoui dans les plis du drap, était agenouillée devant le lit. Comme l'enfant elle était immobile, mais que de vie, que de mouvements se lisaient dans la courbe de son corps et de ses mains ! Elle s'était laissée aller de tout son être contre le lit, avec violence et avidité, comme si elle eût craint de perdre la pose tranquille et commode qu'elle avait enfin trouvée à son corps harassé. Les couvertures, les serviettes, les cuvettes, l'eau répandue sur le parquet, les pinceaux et les cuillères éparpillés un peu partout, la bouteille blanche d'eau de chaux, l'air même, étouffant et lourd, tout était figé et semblait plongé dans le repos.
 Le docteur s'arrêta près de sa femme, enfonça les mains dans les poches de son pantalon et, penchant la tête, arrêta son regard sur son fils. Son visage exprimait l'indifférence, seules les gouttelettes qui brillaient dans sa barbe révélaient qu'il venait de pleurer.
 L'horreur qu'évoque le mot de mort était absente de la chambre. La stupeur générale, l'attitude de la mère, l'indifférence sur le visage du docteur avaient quelque chose de touchant, de poignant, la beauté subtile, à peine perceptible, de la douleur humaine que l'on ne saura pas de sitôt comprendre et décrire et que seule semble capable d'exprimer la musique. Elle se sentait jusque dans le silence lugubre ; Kirilov et sa femme ne disaient mot, ne pleuraient pas, comme s'ils eussent eu conscience, outre du poids de la perte qu'ils venaient d'éprouver, de toute la richesse émotionnelle de leur situation : de même que jadis, en son temps, s'était écoulée leur jeunesse, pareillement, en cet instant, avec ce petit garçon disparaissait à jamais jusqu'à leur droit d'avoir des enfants ! Le docteur avait quarante-quatre ans, sa tête était déjà grise, il semblait un vieillard, sa femme, fanée et malade, en avait trente-cinq. André était non seulement leur fils unique mais leur dernier enfant.
 À l'opposé de sa femme le docteur appartenait à cette catégorie de gens qui, lorsqu'ils souffrent moralement, éprouvent le besoin de bouger. Après être resté cinq minutes près d'elle, il passa, en levant trop haut le pied droit, dans une petite pièce à moitié occupée pr un vaste divan, et, de là, dans la cuisine. Après avoir traîné quelques instants autour du poêle et du lit de la cuisinière, il se baissa pour passer par une petite porte qui donnait dans l'entrée.
 Il aperçut à nouveau le cache-nez blanc et le visage pâle.
 « Enfin ! dit Aboguine avec un soupir, en mettant la main sur la poignée de la porte. Partons, s'il vous plaît. »
 ... Bien sûr, Aboguine, sourd, aveugle à tout ce qui sort de son étroite vision, va entraîner Kirilov... Si cela vous intéresse, je vous laisse le soin de découvrir la suite et je vous le conseille ! Rien que ce début, donnent une idée de la détresse, des tensions qui se croisent et s'entrecroisent, la vitesse phénoménale à laquelle Tchékov parvient à nous rendre sensible l'intimité de Kirilov, sa situation et sa détresse...
 Les nouvelles d'Anton Tchékov forment un trésor que j'ai découvert il y a fort longtemps, maintenant, elles ont été éditées dans l'intégrale de l'œuvre éditée dans la Pléïade, en trois volumes, (traduction d'Edouard Parayre) et est parue dans la revue Temps nouveaux en 1887. Je ne l'ai lue qu'une fois et pourtant, je ne l'ai jamais oubliée...


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