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dimanche 17 novembre 2013

Le Forçat (Jules Supervielle)

        Je ne vois plus le jour
        Qu'au travers de ma nuit,
        C'est un petit bruit sourd
        Dans un autre pays.
        C'est un petit bossu
        Allant sur une route,
        On ne sait où il va
        Avec ses jambes nues
        Ne l'interroge pas, 
        Il ignore ta langue
        Et puis il est trop loin,
        On n'entend plus ses pas.
                        -
        Parfois, quand je m'endors,
        La pointe d'un épi
        Déserte mon enfance
        Pour me trouver ici.
        Épi grave et pointu,
        Épi que me veux-tu ?
        Je suis un prisonnier
        Qui ne sait rien des champs,
        Mes mains ne sont plus miennes,
        Mon front n'est plus à moi
        Ni mon chien qui savait 
        Quand j'étais en retard.
                        -
        Puisqu'au ciel grillagé
        L'étoile des prisons
        Vient briser ses rayons
        Sans pouvoir me toucher,
        Avec un brin de paille,
        Un luisant bout de bois
        Et le cil d'une femme
        Approchons d'autrefois.
        Mais vous vous en allez
        Sans atteindre mon cœur,
        Brindilles du bonheur,
        Mes mains sont surveillées.
                        -
Vous dont les yeux sont restés libres,
Vous que le jour délivre de la nuit,
Vous qui n'avez qu'à m'écouter pour me répondre,
Donnez-moi des nouvelles du monde.
Et les arbres ont-ils toujours
Ce grand besoin de feuilles, de ramilles,
Et tant de silence aux racines ?
Donnez-moi des nouvelles des rivières,
J'en ai connu de bien jolies,
Ont-elles encor cette façon si personnelle
De descendre dans la vallée,
De retenir l'image de leur voyage,
Sans consentir à s'arrêter.
Donnez-moi des nouvelles des mouettes
De celle-là surtout que je pensai tuer un jour.
Comme elle eut une étrange façon , 
Le coup tiré, une bien étrange façon 
De repartir !
Donnez-moi des nouvelles des lampes
Et des tables qui les soutiennent
Et de vous aussi tout autour,
Porte-mains et porte-visages.
Les hommes ont-ils encore
Ces yeux brillants qui vous ignorent,
La colère dans leurs sourcils,
Le cœur au milieu des périls ?
Mais vous êtes là sans mot dire,
Me croyez-vous aveugle et sourd ?
                        -
Et voici la muraille, elle use le désir,
On ne sait où la prendre, elle est sans souvenirs,
Elle regarde ailleurs, et, lisse, sans pensées,
C'est un front sans visage, à l'écart des années.
Prisonniers de nos bras, de nos tristes genoux,
Et, le regard tondu, nous sommes devant nous
Comme l'eau d'un bidon qui coule dans le sable
Et qui dans un instant ne sera plus que sable
Déjà nous ne pouvons regarder ni songer,
Tant notre âme est d'un poids qui nous est étranger.
Nos cœurs toujours visés par une carabine
Ne sauraient plus sans elle habiter nos poitrines.
Il leur faut ce trou noir, précis de plus en plus,
C'est l'œil d'un domestique attentif, aux pieds nus.
Œil plein de prévenance et profond, sans paupière.
A l'aise dans le noir et l'excès de lumière.
                        -
Si nous dormons il sait nous voir de part en part,
Vendange notre rêve, avant nous veut sa part.
Nous ne saurions lever le regard de la terre
Sans que l'arme de bronze arrive la première,
Notre sang a besoin de son consentement,
Ne peut faire sans elle un petit mouvement,
Elle est un nez qui flaire et nous suit à la piste,
Une bouche aspirant l'espoir dès qu'il existe,
C'est le meilleur de nous, ce qui nous a quittés,
La force des beaux jours et notre liberté.
                        -
        Pierre, pierre sous ma main
        Dans ta vigueur coutumière,
        Pleine de mille lumières
        Sous un opaque maintien,
        Bouge enfin, je te regarde,
        Et même si longuement
        Que j'en suis sans mouvement,
        Montre ce que tu sais faire,
        Montre que tu peux me voir,
        Tu me caches ton pouvoir,
        Faux petit os de la terre,
        Ne te souviens-tu de rien,
        Au fond de toi cherche bien :
        Tu pleurais dans les ténèbres.
                        -
Les pierres du chemin, ah, comment se fait-il
                Qu'elles soient devenues
Les yeux des cerfs errants, des biches et des loups,
Et les yeux du cheval qui s'en allait sans ruses
Se peut-il que ce soient deux cailloux dans le fleuve ?
Tournez-vous par ici mes bêtes galopantes, 
Au secours, j'ai besoin de chacune de vous,
Troupeau de taurillons, chevaux faiseurs d'espace, 
Personne n'est de trop pour consoler un fou,
Ah j'ai même besoin des bêtes qui se cachent
Et du grain de maïs au fond d'un sac perdu.
                        -
        Pierre, obscure compagnie,
        Sois bonne enfin, sois docile,
        Ce n'est pas si difficile
        De devenir mon amie.
        Quand je sens que tu m'écoutes
        C'est toi qui me donnes tout.
        Tu es distraite, tu pèses,
        Tu me remplis la main d'aise
        Et d'une douceur sans bruit.
        Le jour, tu es toute chaude,
        Toute sereine la nuit,
        Autour de moi mon cœur rôde,
        Le tien qui s'est arrêté
        Me ravit de tous côtés.
                        Jules SUPERVIELLE (« Le Forçat innocent »)
Je suis parti dans un petit poème, avant de découvrir qu'il avait la forme d'un ruisseau qui devient fleuve... et pourtant, bien que je préfère la poésie quand elle est brève, j'avoue que le rythme et les images évoquées ont une force suffisante pour nous emmener d'un bout  l'autre de la douleur...
Est-ce bien d'une prison dont on parle ? Ce forçat prisonnier de lui-même, de sa douleur et de ses souvenirs, nous retient sans vergogne dans ce poème à la forme variable et qui semble suivre les méandres de ce Supervielle, dont nous devrions plus souvent évoquer la mémoire...

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