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dimanche 15 juin 2014

Chacun sa chimère (Charles Baudelaire)

Sous un grand ciel gris, dans une grande plaine poudreuse, sans chemins, sans gazon, sans un chardon, sans une ortie, je rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbés.
 Chacun d'eux portait sur son dos une énorme Chimère, aussi lourde qu'un sac de farine ou de charbon, ou le fourniment d'un fantassin romain.
 Mais la monstrueuse bête n'était pas un poids inerte ; au contraire, elle enveloppait et opprimait l'homme de ses muscles élastiques et puissants ; elle s'agrafait avec ses deux vastes griffes à la poitrine de sa monture ; et sa tête fabuleuse surmontait le front de l'homme, comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient ajouter à la terreur de l'ennemi.
 Je questionnai l'un de ces hommes, et je lui demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu'il n'en savait rien, ni lui, ni les autres ; mais qu'évidemment ils allaient quelque part, puisqu'ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher.
 Chose curieuse à noter : aucun de ces voyageurs n'avait l'air irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos ; on eût dit qu'il la considérait comme faisant partie de lui-même. Tous ces visages fatigués et sérieux ne témoignaient d'aucun désespoir ; sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussière d'un sol aussi désolé que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie résignée de ceux qui sont condamnés à espérer toujours.
 Et le cortège passa à côté de moi et s'enfonça dans l'atmosphère de l'horizon, à l'endroit où la surface arrondie de la planète se dérobe à la curiosité du regard humain.

 Et pendant quelques instants je m'obstinai à vouloir comprendre ce mystère ; mais bientôt l'irrésistible Indifférence s'abattit sur moi, et j'en fus plus lourdement accablé qu'ils ne l'étaient eux-mêmes par leurs accablantes Chimères.
Charles Baudelaire
 Des « Poèmes en prose », il me semble que je ne connaissais rien, peut-être ai-je déjà lu ces chimères il y a longtemps ? Après un samedi chargé de fatigue, le sentiment de Déjà Vu me le suggère... J'ai surtout le sentiment qu'on en parle beaucoup mais qu'on les lit fort peu, et je suis reconnaissant à mes ballades à la brocante des boulevards de m'avoir offert, toute une série de classiques scolaires dont le bonheur de cette découverte, et une question : à l'inverse de ses poèmes, la prose, toute poétique, de Baudelaire, est narrative. 
 Cette prose raconte une histoire, comme si le destin de toute prose était d'engendrer un récit... et aussi, sous l'Indifférence proclamée du narrateur (mais quelle est en la vérité ? Qui lui a suggéré cette soi-disant Indifférence), la prescience qu'il est lui-même la proie d'une Chimère qu'il est tout aussi incapable de distinguer que ses prédécesseurs, et lui aussi condamné — sous l'emprise de son monstre intime — à espérer toujours...

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