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dimanche 30 novembre 2014

Le cri de la chair labourée (Louis Aragon)

C’était un temps de solitude
O long carême des études
Où tout à son signe est réduit
Aux constellations la nuit
La vie affaire de mémoire
De chiffres blancs au tableau noir
Et lorsqu’on mourait à Vimy
Moi j’apprenais l’astronomie
-
J’avais l’homme abstrait pour domaine
Or les récits des Théramène
Fallait-il deux fois qu’on les tue
Transformaient les morts en statues
De toujours les grands mots m’irritent
Et ces millions d’Hyppolyte
Ils étaient sur leurs chars et moi
J’avais quatre-vingt francs par mois
-
Pardonnez-moi cette amertume
Mais l’âge d’aimer quand nous l’eûmes
Comme le regain sous la faux
Tout y sonnait mortel et faux
Et qu’opposer sinon nos songes
Au pas triomphant du mensonge
Nous qui n’avions pour horizon
Qu’hypocrisie et trahison
-
La guerre on la voit à l’envers
Et vienne le troisième hiver
Petit verre des condamnés
Est-ce que c’est pour cette année
Le ciel déjà prend goût de terre
Puisqu’on est des morts sursitaires
Tous les calculs que nous ferons
Auront une balle en plein front
-
Comment croire ce qu’on enseigne
J’ai touché pourtant ce qui saigne
J’ai vu frémir j’ai dû fermer
De mes doigts des yeux bien-aimés
D’autres les ont à la taverne
J’eus moi mes vingt ans en caserne
Enfant maigre habillé de bleu
Rêvant beaucoup et mangeant peu
-
C’était le Paris de l’An Mille
Adieu ma vie adieu ma ville
Pont Alexandre pâle et beau
Le soir comme un vers de Rimbaud
Ma Tour au loin qui semble un air
Renouvelé d’Apollinaire
Se peut-il que je vous oublie
O palefreniers de Marly
 -
J’ai laissé mon cœur à la traîne
Dans les bosquets du Cours-la-Reine
Je ne vous reverrai jamais
Fleurir marronniers que j’aimais
Je pars et je vous abandonne
Longs quais de pierre sans personne
Veillant sur le fleuve profond
Où les désespérés s’en vont
-
Il paraît que je pars me battre
Adieu Paris mon grand théâtre
Adieu viaduc de Passy
Adieu tout ce qu’on voit d’ici
Les deux rives fuyant à l’amble
Ce qui se cache et ce qui tremble
Les jardins du Trocadéro
Et le ver luisant du métro
-
Le temps vient des métamorphoses
J’ai quitté la beauté des choses
Et dans le train qui s’éloignait
Ma plaque de fer au poignet
J’entendais d’abord creux et sourd
Croître le bruit des canons lourds
Et le wagon vers les armées
Portait des chants et des fumées
-
Voici la région des tirs
Voici la roue et le martyre
Le fer y tombe des nuées
Y vivre a pour règle tuer
Entends l’approche des marmites
Sous le crépuscule des mythes
Dans cette terre déchirée
Le cri de la chair labourée
 -
Tes yeux ta lèvre ta narine
L’intérieur de ta poitrine
L’air même y viendra les ronger
Tu respireras le danger
Alerte alerte alerte aux gaz
Arrache le masque des phrases
Et sous le velours des idées
Monstre ta face défardée
-
LE ROMAN INACHEVÉ (Louis Aragon)
En 1956 sort le Roman Inachevé, recueil de poésies d'Aragon, et où, sous la magie du vers, Aragon y décline les formes, innove avec de nouvelles, et montre sa maîtrise de l'Alexandrin, ou l'octosyllabe cher à Verlaine... mais surtout où il travaille sur ce curieux de souvenirs, d'autobiographie émergeant du travail poétique, qu'il appelle lui-même le mentir-vrai.
Je ne me souviens trop vaguement du professeur qui me fit étudier ce recueil (par obligation, je le précise : c'était le jury de Polytechnique qui décidait du programme de français pour les concours). Il était snob, chic, le cheveu long et plat, et il venait en cours « Le Monde » sous le bras, sans qu'il daigne jamais y lire quoi que ce soit.
Pour la poésie, moi qui ne vivait de mauvaises notes en maths et en physique, il ne sut ni m'y intéresser ni toucher mon cœur. Plus tard, plus tard, grâce à des chanteurs, qui avait réussi avec brio à mettre en scène les poèmes les plus célèbres (Est-ce ainsi que les hommes vivent...) et je revins fasciné, vers cet Aragon... immense.

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