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lundi 25 mai 2015

L'envers du Music Hall (Colette (Colette Willy))

Il y en a une pleine double page, je le sais, mais lisez jusqu'au bout, c'est cruel, tendre, et en même temps aussi drôle qu'une bonne blague, que le destin du « Laissé-pour-Compte » évoqué par Colette dans un très beau livre intitulé :
L'ENVERS DU MUSIC-HALL
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 — Ça, édicte Brague, c'est une gosse qu'on collera dans la figuration. Une de plus, une de moins... elle gagnera toujours ses quarante sous... quoique j'aime pas beaucoup m'appuyer sur des laissés-pour-compte... Je le dis pour qu'on le sache une autre fois...
Brague parle en maître, au noir royaume de l'Élysée-Pigalle, où ses doubles fonctions de mime et de metteur en scène lui assurent une autorité indiscutée.
 Le « laissé-pour-compte » n'en a cure, on dirait. Elle remercie vaguement, d'un sourire vide, qui ne remonte pas jusqu'à ses grand yeux couleur de café trouble, et reste là, les mains pendantes, tortillant l'anse d'un réticule fané.
 Brague vient de la baptiser : on l'appellera le « Laissé-pour-compte ». La semaine dernière elle était la « petite sœur propre à rien » — elle gagne au change.
 D'ailleurs elle décourage la méchanceté, et même l'attention, cette abandonnée que la Roussalka, sa « sœur », vient de planter là, sans bruit, lui laissant trois chemises de soie, déchirées, deux « tailleurs » trop grands, et des souliers de soirée à boucles de strass, sans compter un chapeau à la clef de la chambre qu'elles occupaient ensemble, rue Fontaine.
 La Roussalka, « la Poison », cette bourrasque, ce nuage chargé de grêle qui crevait au moindre choc, a montré dans sa fuite une étrange discrétion, emportant ses quatre malles, ses « papiers de famille », le portrait de son pèrrre « qui fait la pluie et le beau temps à Moscou », mais oubliant la petite sœur qui dansait avec elle, docile, endormie, et comme lourde de gifles...
 Le « Laissé-pour-compte » n'a pas pleuré, ni crié. Elle a exposé son cas à Mme la directrice en peu de mots, avec un accent flamand qui sied à sa figure de mouton blond. Madame ne s'est pas répandue en protestations maternelles, en exclamations apitoyées — pas plus que Jady, la diseuse, pas plus que Brague. Le « Laissé-pour-compte » atteint ses dix-huit ans, elle est d'âge à sortir toute seule et à se débrouiller.
 — Dix-huit ans ! ronchonnait Jady, crevée de noce et de bronchite. Dix-huit ans ! et elle voudrait que je la plaigne !
 Brague, brave type au fond, a eu un bon mouvement :
 — Quarante sous, que j'avais dit ? On va lui f... trois francs, pour lui donner le temps de se retourner.
 Depuis, le « Laissé-pour-Compte » vient s'asseoir, tous les jours, à une heure, sur un des fauteuils entoilés de l'Élysée-Pigalle, et attend. À l'appel de Brague : « En scène, les grandes hétaïres ! » elle gravit la passerelle qui enjambe l'orchestre, et va s'installer devant une table de caboulot, en zinc poisseux. Dans la pantomime en cours de répétitions, elle sera, sous une robe rose retapée, une « soupeuse élégante » de cabaret montmartrois.
 On ne la voit presque pas, de la salle, parce qu'on l'a mise tout au fond de la scène, derrière les chapeaux de ces dames de la figuration, immenses et minables. L'accessoiriste pose devant elle un verre vide et une cuillère, et elle s'accoude, son menton enfantin posé sur son gant sale.
 C'est une pensionnaire de tout repos. Elle ne bavarde pas en scène, elle ne ne plaint pas du courant d'air sifflant qui glace les jambes, elle n'a pas, comme la môme Myriam, ce regard malheureux, enragé et affamé, qui demande à manger, ni l'activité fébrile de Vanda la Pondeuse, qui tire à chaque minute de sa poche une chaussette d'enfant trouée, ou une brassière en finette qu'elle coud en se cachant...
 Le « Laissé-pour-Compte » est retombé dans l'oubli avec un air de dire : « Enfin ! », de s'y coucher en rond, comme si l'indifférence générale la délivrait du souci d'exister. Elle parle encore moins que la danseuse étoile, une Milanaise lourde, marquée de la petite vérole, bardée de médailles bénites et de cornes de corail. Celle-ci, du moins, ne se tait que par mépris, appliquée à ses pointes, à ses entrechats-six, à toute son acrobatie laborieuse et sans grâce qui met en jeu des muscles de matelot.
 Au premier plan, Brague se démène, point ménager de ses forces.
 — A-t-il de la chance de suer comme ça ! soupire la môme Myriam, pâle de froid sous son rouge.
 Le mime Brague sue — vainement. Il s'use à vouloir communiquer sa foi, sa fièvre à la petite grue en fourrures pelées, à la ravaudeuse obstinée, à la danseuse rogue. Il exige — ô folie ! — que Myriam, Vanda et l'Italienne aient l'air de s'intéresser à l'action :
 — Je vous dis, bon Dieu ! je vous dis que c'est le moment que les deux types commencent à s'attraper ! Quand deux types s'attrapent à côté de vous, c'est tout ce que ça vous fait ? Grouillez-vous, bon Dieu ! Faites : « Ah ! » comme quand y a une engueulade dans un bar, et qu'on gare ses robes, comme ça !...
 Après une heure d'efforts, de cris, de fureur, Brague se repose, se récompense, en travaillant sa grande scène, la scène où il lit la lettre de sa mère. La joie, la surprise, puis l'épouvante, enfin le désespoir se peignent sur sa figure couturée avec une telle intensité d'expression, un excès si pathétique que Vanda cesse de coudre, Myriam de battre la semelle et la danseuse italienne, serrée dans son fichu de laine grise, daigne quitter le portant pour regarder Brague pleurer. Petit triomphe quotidien, savoureux quand même.
 Pourtant, chaque fois, un gloussement léger, comme un rire qu'on étouffe, trouble cette minute émouvante. La fine oreille de Brague l'a perçu, dès le premier jour...
 Le deuxième jour :
 — Laquelle c'est, l'andouille qui se gondole ? s'écrie-t-il.
 Pas de réponse, et les visages mornes des « grandes hétaïres » ne révèlent rien.
 Le troisième jour :
 — Il y a quarante sous d'amende qui vont tomber sur la poire à je sais bien qui, pour trouble de répétition !
 Mais Brague ne sait pas qui...
 Enfin, le quatrième jour :
 — Le « Laissé-pour-Compte », est-ce que tu te payes mon citron ? éclate Brague... Décarcassez-vous, oui, tâchez de mettre dans ce que vous faites un peu de... vie tragique, de... beauté véridique et simple, de sortir, enfin, des pantomimes à la mie, pour arriver à quoi ? à faire se gondoler des numéros comme le laissé-pour-compte !
 Une chaise tombe, et l'on voit surgir de l'ombre funèbre un « Laissé-pour-Compte » tremblant, pâle, qui chevrote :
 — Mais, mons... monsieur Brague... je ne ris pas... je pleure !
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En se séparant de Willy, qui fut son maître littéraire et son nègre tout à la fois, Colette se retrouve sans le sou, mais, cette nature qui a appris à goûter aux charmes de la libération sexuelle, trouve de quoi subsister en effectuant des « pantomimes », la première de son temps, affirme-t-elle, et, il y en eut sûrement, où elle se montrait peu habillée, où son corps sculptural rencontra grand succès, voire des streep-tease que la bourgeoisie parisienne découvrait avec gourmandise en même temps qu'une liaison tapageuse avec Mathilde de Morny, fille du duc de Morny !

(le metteur en scène  Georges Wague, qui nous rappelle Brague)
 Pendant des années, elle a vécu aux côtés de petites gens, des cachetonniers qui survivaient à grand-peine avec un numéro de rien du tout qu'ils faisaient tourner dans toute la France : vie de misère, d'aigreurs, de calculs à la petite semaine pour ne pas sombrer, de courage découragé qu'elle a su peindre dans ce beau livre, où pas une fois, elle ne dit « Je », alignant les uns après les autres, ces portraits de misère : pas une seule fois, elle ne tombe dans la complaisance, ou dans le misérabilisme.
 Sans fard, avec décision, et avec une précision parfois cruelle, elle décrit la laideur, la saleté, la bêtise, les aigreurs, les enragés de la misère, les combattants résistants à la chute... et, à force de rigueur, de détails justes et de regards éclairants, elle donne de la beauté à cette misère, et c'est sans doute la marque de son immense talent, qui s'exprime en solo depuis quelques romans, et qu'elle signe encore d'un nom double : Colette (Colette Willy). Au final, il en ressort une fresque d'une grande tendresse, car, comme pour le « Laissé-pour-Compte » qui pleure à chaudes larmes devant la pantomime, sous l'accumulation de traits cruels, indifférents, aigris, c'est un tout un peuple chaud et vibrant qui vient toucher notre cœur.



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