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dimanche 28 octobre 2018

La Rue (Francis Carco)

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 Rue des Poissonniers, vis-à-vis les ateliers du chemin de fer du Nord, je m'arrêtai pour considérer la façade d'une maison puis, m'informant de l'étage où logeait mon confrère Evariste Cabrol, me dirigeai vers l'escalier. C'était l'hiver : un dimanche soir.
 Je ne connaissais pas Cabrol. Il m'avait soumis un manuscrit absurde que je lui rapportais et, gravissant les marches, je me demandais quel homme il pouvait être quand je remarquai sur les murs cinq ou six inscriptions grossières auxquelles son nom se trouvait mêlé.
 — Cela, pensai-je, débute bien.
 Arrivé à la porte indiquée, je sonnai. Une jeune femme blonde, modeste, auxyeux noirs, vint ouvrir. Elle m'introduisit dans une pièce qui devait servir de chambre et de salle à manger puis m'apprit, à voix basse, que Cabrol m'attendait.
 — Il ne faut pas le contrarier, n'est-ce pas ? me recommanda-t-elle sur le même ton. Ce serait mal.
 Je répondis :
  — Soyez sans crainte.
  — Ah ! merci, fit-elle aussitôt. J'ai toujours peur. Sa tête travaille ! Il se croit du génie.
  — Mon Dieu !
  — Non, trancha-t-elle, avec moi, vous pouvez parler franchement. Je suis sa fille et sais qu'il n'arrivera jamais à rien. A son âge, il est trop tard.
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 Et, comme un petit homme suspect aux mains énormes se glissait dans la pièce et me dévisageait :
  — Maurice, tiens-toi tranquille, ordonna la jeune femme. Monsieur ne vient pas pour moi, mais pour père.
 Maurice hocha la tête.
  — Du moment qu'il s'agit du vieux, ronchonna-t-il, j'vois pas d'inconvénient.
  — C'est heureux.
  — Quoi, c'est heureux ?
  — Rien.
 — Pardon, reprit Maurice en traînant fâcheusement sur les mots. On avertit. Une supposition que j'aurais rencontré monsieur dans la maison, on se s'rait pas compris.
Tourné vers moi :
  — Louise, m'exposa-t-il est pour les cachotteries et j'peux pas les blairer, moi, les cachotteries. Chacun son caractère. Pas vrai ?
  — Tiens, répliqua  Louise, avec tes discussions, on ne se reconnaît plus !
 Et elle poussa une petite porte à droite, annonça :
  — Père, voici ta visite.
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 La pièce où se tenait Evariste Cabrol prenait jour sur la rue par deux fenêtres mais n'était guère plus reluisante que celle où l'on m'avait reçu. Cette pièce servait de chambre, comme l'autre, et au surplus de cabinet de travail. Ainsi je me trouvais dans le cadre où mon confrère composait ses récits et j'en ressentis une impression si vive qu'à l'idée du vieillard courbé devant sa table, la stupeur me saisit.
 Tout ce qu'au monde je chérissais pour l'avoir dépeint dans mes livres, se trouvait comme à plaisir réuni autour d'Evariste Cabrol. C'étaient ces murs tapissés d'un papier triste, à fleurs, et décorés d'un humble calendrier des postes, ce lit démodé d'acajou, ce « diable » qu'on n'avait pas encore allumé de la saison, cette glace de bazar surmontant une cheminée de marbre noir, à la prussienne, ce parquet nu et non ciré, enfin cette apparence revêche que présentait le moindre objet.
 Un paysage fumeux s'inscrivant dans les fenêtres. Après les toits en lame de scie des ateliers, à travers un espace béant, des lumières clignotaient. J'apercevais de massives silhouettes d'immeubles, que je n'eusse pu situer nulle part, le ciel livide et, ça et là, des postes d'aiguillage pris au milieu d'un surprenant lacis de fils téléphoniques.
  — Asseyez-vous, invita Louise. Père est content.
Cabrol la rabroua.
  — Laisse monsieur regarder, fit-il avec humeur.
 Je m'excusai.
  — Beau spectacle, hein ? dit Cabrol. Tout le rêve par ces deux lucarnes... Toute ma vie... Les trains passent...
  Après un temps :
  — Et nul ne se doute que j'habite cette baraque, que j'y peine, sans succès. Hé ! oui. Un vrai symbole. Chacun court. On est pressé. Seul, Evariste Cabrol, à travers ses vitres, considère l'agitation du siècle sans espoir que personne...
  — Mais, papa, interrompit Louise, pense à ce que tu racontes...
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Il y a une ambiance « réalisme poétique » terrible dans cette ouverture d'un roman de Francis Carco, de 1930, ici réédité en 1947. On croirait retrouver l'Ambiance du Jour se lève, avec le regard moqueur et douloureux de Carné et Prévert, je crois que les gravures sur bois de Jean Lébédeff me fascinent...

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