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jeudi 22 novembre 2012

Pour réhabiliter Aristophane (Le Banquet)

 J'ai découvert récemment une conférence du philosophe André Comte-Sponville à propos de l'amour, et j'ai éprouvé l'envie de l'analyser : d'un côté, je trouve que c'est une belle  représentation d'art oratoire, d'un autre, je perçois un trouble, un malaise, le sentiment en quelque sorte que l'orateur est trop savant pour être... sereinement franc. Et pourtant, ça ne laisse aucun doute, André Comte-Sponville éveille mon respect. Alors ? Et si, au fond, derrière le malaise que me procurait son propos, il n'y avait, comme une négligence, la reprise de vieilles critiques trop éculées et qui mériteraient d'être repassées au crible ?
 La conférence commence, pleine d'humour tant l'orateur est en forme. Littéralement, il tient les gens dans sa main, provoque les rires et l'étonnement quand bon lui semble, un pur instant d'inspiration, pendant lequel André Comte-Sponville nous raconte les trois grands concepts qui gouvernent l'amour : Eros, Philia et Agapè.
 L'amour a été traité dans un livre célèbre, le Banquet de Platon. Au commencement, la première thèse, celle qui va ensuite être critiquée par tout le monde, est exposée par Aristophane : à l'origine, tous les hommes étaient doubles, doté de deux têtes, quatre bras et quatre jambes, marchant comme on danse, en tournant en rond. Pour la sexualité, toutes les possibilités coexistaient : mâle-mâle, femelle-femelle, mâle femelle ou androgyne. Or ces êtres, sans doute trop arrogants, irritèrent les dieux, à tel point que ceux-ci délibérèrent de leur sort. Comme les dieux avaient besoin d'adorés, plutôt que d'exterminer les hommes, ils décidèrent de les couper en deux. 
 C'est ainsi qu'apparurent les hommes sur Terre, et l'amour : nous cherchons notre moitié perdue, celle qui nous manque, et dont le manque est douloureux, afin de restaurer l'unité perdue. Et le philosophe André Comte-Sponville de résumer : 1°) Un amour unique, 2°) Un amour qui dure toujours, 3°) Une passion sans limite. Et le philosophe de préciser cruellement : 1°) on peut aimer plusieurs personnes en même temps (il prend l'exemple de l'homme adultère), on aime plusieurs personnes dans notre vie, 2°) l'amour ne dure pas toujours. Cet amour, pétri de passion, ressemble à ce qu'il était... avant le mariage. Donc Aristophane, (que Platon méprisait, un auteur de théâtre qui voudrait philosopher !) a raconté n'importe nawaq, il aurait mieux fait de se taire.
 Pour la suite, je résume : Eros, c'est la passion amoureuse selon Platon. Le désir y est vécu comme un manque, une douleur qu'il nous faut combler et dans lequel le sujet de l'amour - la personne aimée - n'est plus qu'objet tant le désir — égoïste — exige d'être comblé. Puis, dès que ce désir est comblé, le manque disparaît, l'amour s'effiloche, et l'amour est un sentiment condamné par sa brièveté, à une vie où « Il n'y a pas d'amour heureux », selon Aragon, ou bien, une vie qui, selon Schopenhauer, oscille, comme un pendule, cruel, entre désir et ennui. Le désir, puis l'ennui, et à entendre le conférencier, il n'y aurait rien de pire que l'ennui...
 A noter, que le philosophe ne développe pas l'ennui, et se contente de laisser entendre que l'ennui est une souffrance... quasiment destructrice, ce qui laisse songeur.
Vient ensuite l'amour selon Aristote, et — au prix d'un raccourci audacieux — Spinoza, dont les conceptions semblent se rapprocher, Philia, c'est l'amitié, la reconnaissance de l'autre, qu'on ne désire plus dévorer de passion, mais combler de joie. Philia, c'est le couple épanoui qui fait l'amour avec tendresse, l'amitié qui re-donne le Nord : c'est « connaître tous les défauts de l'autre et continuer de l'aimer ».
 Enfin vient le tour d'un troisième concept, Agapè, l'amour enseigné par le Christ, que le philosophe décrit avec beaucoup de précaution et de guillemets, tant il n'y croit que du bout des lèvres, un amour qui se caractérise par le retrait : ne pas imposer son pouvoir, mais permettre à l'autre de s'épanouir par son propre retrait.
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 La conférence est semée de rires, de plaisanteries, de jeux de mots, de concepts exposés de manière drôle, enjouée, vivace, en un mot : on est sous le charme d'un homme en train de nous composer un numéro de virtuose inspiré, c'est le mot, il est inspiré...
 Plus que ça, même, parlant d'amour, il s'attache à séduire, et là vient une pensée inquiète, que, sous ce verbe imprégné de raison, cet homme est en train, sous couvert d'objectivité, de séduire les épouses sous les yeux même de leurs maris, et, du fait de son aisance à faire rire, avec leur consentement. De là, s'insinue en moi la pensée que ce pêcheur en eaux vives a l'espérance de ramener ce soir-là dans ses filets, une « prise », séduite par ce mâle qui l'a assuré d'une soirée purement spinoziste, et le philosophe, après tout, n'est qu'un homme.
 En réalité, j'ai déjà vu des philosophes draguer l'assistance, la faire rire, l'émouvoir, prouver sa grande séduction à l'aide d'un humour froid, distancié, dans le but, à peine caché — les séducteurs et les escrocs se rejoignent parfois dans la sympathie qu'ils inspirent — de séduire une jolie fille. Fouillez dans votre mémoire, vous trouverez sans peine un philosophe de cette eau-là...
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 Le problème vient de ce que, depuis le début, le philosophe magnifie un amour distancié et dégagé de passions, par trop nocives et éphémères. Or qu'a-t-il rejeté en ouverture de conférence  ? l'amour, selon Aristophane et ses émouvants androgynes...
 L'intuition nous le susurre à l'oreille, l'amour, c'est la passion selon Aristophane, l'idée que nous cherchons la personne qui sera comme la partie manquante de notre être. La meilleure preuve en est donnée par André Comte-Sponville lui-même : bien des années après les études, les hommes ne souviennent que de ça, l'émouvante fable d'Aristophane ! Au diable, Diotime, Aristote, Platon, Spinoza... L'étrange androgyne continue de hanter notre esprit et c'est lui qui reste, après qu'on a tout oublié, la seule et la meilleure représentation de l'amour. Alors, est-il faux et vrai, en même temps ?
 S'il persiste, c'est qu'il y a une raison pour qu'il soit resté bien au chaud dans notre mémoire, couvé comme une perle merveilleuse, dont la moindre goutte d'eau vient révéler la pureté, il s'agir de l'amour comme nous le ressentons, pas une description, qui échappe au langage, mais à l'aide d'une fable, dont le pouvoir de suggestion est sans pareil.
 Merveilleuse invention que la fable, dont les grecs furent des maîtres et Aristophane sut lui donner cette qualité volatile, cette légèreté... inoubliable.
 Pourquoi alors le conférencier évacue-t-il cette émotion si précieuse ? Son travail de sape-séduction risquerait-il d'en prendre un coup ? Et si les spectateurs voyaient clair dans son trouble discours ? Paradoxe de la conférence : le philosophe qui a trouvé l'inspiration révèle aussi sa nature de séducteur (un peu malgré lui, et c'est toute la cruauté d'un enregistrement vidéo réussi auquel nous, spectateurs, ne manquons pas de participer).
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 André Comte-Sponville a exposé en quoi la « théorie » d'Aristophane ne peut pas satisfaire l'esprit : l'amour en tant qu'émotion ne dure que ce dure une éclaboussure dans l'eau... Aristophane n'a pas prétendu exposer une théorie, mais il a écrit une très modestie analogie, à l'aide d'un magnifique instrument qui s'appelle une fable, seule à même de suggérer ce que les mots ne peuvent pas dire.
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 Aristophane donne sans doute la meilleure description, non pas de l'amour, mais de quelque chose dont nous ne saurions nous passer, pas plus que l'air que nous respirons, notre être a besoin de ce carburant qui fait fonctionner le vivant, je parle de l'émotion, c'est le solo d'une grande musicienne, c'est le poème dicté par l'inspiration au poète, c'est Montaigne rencontrant La Boëtie (« Parce que c'estoit lui, parce que c'estoit moy ») : nul mot ne peut décrire cela. Et toute description sera entachée de contradictions que les philosophes auront beau jeu — et quelque lâcheté — de démolir, sans même avoir eu la modestie de s'incliner devant la vérité suggérée par Aristophane...
 Cet amour qui ne dure qu'un instant, et dont nous ne savons pas nous passer, est suivi immanquablement de sa perte que Schopenhauer nomme l'ennui. Il y a là une analogie frappante avec la respiration : l'air aspiré nous enivre, nous grise, puis il faut expirer, l'air ressort des poumons, l'ennui survient donc, immanquablement, après l'émotion amoureuse. Ça ne dure pas, ça nous traverse, ça passe à autre chose. Au sentiment de plénitude, d'accomplissement succède un sentiment de néant, que Baudelaire a fort bien décrit dans un poème de Spleen et idéal, Semper Eadem :
                      — Quand notre cœur a fait une fois sa vendange
                       Vivre est un mal. C'est un secret de tous connu,
                       Une douleur très simple et non mystérieuse
                        Et, comme votre joie, éclatante pour tous.
                        Cessez donc de chercher, ô belle curieuse [...] 
                       Laissez, laissez mon cœur s'enivrer d'un mensonge...

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