(Photo de Richard Jensen)
CONTEXTE : Une femme d'un certain âge revient
dans la ville de sa jeunesse, revoir quelqu'un, elle le trouve, vivant dans un
taudis, misérable, malade, toussant, et elle ne le reconnaît pas, mais c'est
bien lui à la rencontre de qui elle est venue
-
« Mariya, pourquoi
es-tu venue ici ? » Cette question qui aurait pu être celle de n'importe quel
autre homme, n'était pas la sienne, ni cette voix ; il n'y avait que ses yeux
clairs, francs, et entêtés.
« Pour te voir. Je
veux dire pour te parler, Pier. C'était devenu nécessaire. Je suis solitaire.
Plus que solitaire. Toute seule. Dehors. Il n'y a personne à Krasnoy à qui je
puisse dire quelque chose, ils n'ont pas besoin de moi. Quand nous étions
mariés, je croyais, tu sais, que si j'étais toute seule, que si j'allais de mon
côté, je découvrirais des tas de gens intéressants, des amis qui
m'entoureraient, comprends-tu ce que je veux dire ? Mais je me trompais
complètement.
[...]
« — N'as-tu jamais
pensé que je serais obligée de revenir vers toi ?
— Je ne l'ai pas pensé
un seul instant.
— Mais je ne t'ai
jamais abandonné, Pier ! Je ne faisais que fuir, parce que je savais que je
t'appartenais, et parce que je croyais que le seul moyen de devenir moi-même
c'était de m'éloigner de toi. Moi, moi, ce moi me paraissait tellement beau.
Tout ce que j'ai fait, ç'a été de courir comme une imbécile jusqu'à ce que
j'aie atteint le bout de ma laisse.
— Bah, les laisses ont
deux bouts », dit-il en se penchant en avant comme pour examiner à travers la
vitre un toit, un nuage ou le lointain sommet grisâtre d'une montagne. « J'ai
laissé aller. » Elle essaya de discipliner ses cheveux d'un blond vénitien, qui
s'échappaient en vrilles sauvages des tresses ramenées en chignon. Sa voix
tremblait toujours mais elle dit avec dignité : « Je ne parlais pas d'amour,
Pier.
— Alors je ne
comprends pas.
— Je pensais à la
loyauté, au fait d'accueillir quelqu'un dans sa propre vie. On décide de le
faire ou pas. Nous l'avions décidé. J'ai été déloyale. Tu m'as laissée aller,
mais tu es incapable de déloyauté. »
[...]
« Qu'est-ce qui s'est
passé ? Peux-tu le me le dire ? Pas maintenant si tu n'en as pas envie. Un
jour. J'ai parlé à Moshe, mais je ne voulais pas poser de questions à ton
sujet. Je suis venue ici en pensant que tu vivais encore dans la maison de la
rue Reyn... et tout à l'avenant.
— Eh bien, nous avons
publié sous le gouvernement de Pentor quelques ouvrages qui ont valu des
difficultés à la Maison quand le R.E.P. est revenu au pouvoir. Bernoy, si tu te
souviens de lui, Bernoy et moi-même avons été jugés cet automne-là. Nous avons
fait de la prison là-haut dans le Nord. On m'a laissé sortir il y a deux ans.
Mais bien entendu je ne puis plus servir l'Etat au moindre poste de
responsabilité, et cela exclut de travailler pour la Maison. » Il appelait
toujours « la Maison », l'entreprise d'édition « Korre
et fils » que sa famille avait possédée et dirigée de 1813 à 1946.
Quand l'entreprise fut nationalisée, il fut maintenu au poste de directeur.
C'était sa situation quand Mariya le rencontra et l'épousa, et aussi quand elle
le quitta, et jamais elle n'avait imaginé qu'il pût la perdre.
[...]
— Je vais aller
chercher une nouvelle ampoule. Ensuite je m'en irai.
— Je n'ai pas dit :
va-t-en » Il s'éloigna d'elle. « Pas plus que je n'ai dit : viens. Je ne sais
que dire. Tu es partie avec ce foutu Givan Pelle, tu as divorcé d'avec moi, et
puis tu reviens pour me dire que la loyauté est la seule chose qui compte.
Vraiment ? Est-ce que la loyauté comptait ? Tu me disais alors que la fidélité
est une hypocrisie bourgeoise, inventée par les gens mariés qui n'avaient pas
le courage de vivre libres.
[...]
Ils étaient en train
de refaire en sens inverse le chemin qu'elle avait pris toute seule à l'aller.
« C'est là, bien sûr que se trouve mon écueil, ma perte, continua-t-il d'un ton
parfaitement détaché. Le tien, c'est la solitude. Le mien, c'est la possession.
L'amour d'un lieu. L'amour d'un lieu unique. Les gens ne comptent pas vraiment
beaucoup pour moi, tu sais, ce n'est pas comme pour toi. Mais au bout d'un
certain temps j'ai démêlé ce qui importait, comme tu l'as fait ; tout comme toi
j'ai trouvé que c'était la loyauté. Je pense que propriété et loyauté ne sont
pas vraiment liées. On perd un lieu mais on garde la loyauté. Maintenant j'aime
bien me promener du côté de la maison...
La maison, extrait des Chroniques Orsiniennes
traduit de l'américain par André de Los Santos.
Depuis un mois, je m'épuise à lire des nouveautés, qui me semblent bien manquer de ce piquant qui me tient, parfois, éveillé, le soir dans mon lit et regretter le moment de plonger dans l'oubli du sommeil. Pour pimenter mon quotidien, je suis allé chercher dans ma bibliothèque ce recueil éclatant des Chroniques orsiniennes. Publié en 1991 aux éditions Actes Sud, ce recueil date en fait de 1976, pour sa première publication aux U.S.A. ... et je m'émerveille tout d'un coup de cette écriture, de la finesse avec laquelle l'écrivain donne ses personnages, leurs pensées, cette vue fort fine, non pas de la victoire après un long labeur, mais de la reconstruction après le ravage, ici, c'est le couple qui revient, longtemps après le saccage de l'amour, le divorce et cette découverte, non pas d'un amour violent et romantique, mais d'un idéal où la loyauté vient suppléer l'ivresse des sens. Il est toujours utile de relire attentivement Ursula K. Le Guin, voire d'aller visiter son site.
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