C’était
un temps de solitude
O long
carême des études
Où tout à
son signe est réduit
Aux
constellations la nuit
La vie
affaire de mémoire
De
chiffres blancs au tableau noir
Et
lorsqu’on mourait à Vimy
Moi
j’apprenais l’astronomie
-
J’avais
l’homme abstrait pour domaine
Or les
récits des Théramène
Fallait-il
deux fois qu’on les tue
Transformaient
les morts en statues
De
toujours les grands mots m’irritent
Et ces
millions d’Hyppolyte
Ils
étaient sur leurs chars et moi
J’avais
quatre-vingt francs par mois
-
Pardonnez-moi
cette amertume
Mais
l’âge d’aimer quand nous l’eûmes
Comme le
regain sous la faux
Tout y
sonnait mortel et faux
Et
qu’opposer sinon nos songes
Au pas
triomphant du mensonge
Nous qui
n’avions pour horizon
Qu’hypocrisie
et trahison
-
La guerre
on la voit à l’envers
Et vienne
le troisième hiver
Petit verre
des condamnés
Est-ce
que c’est pour cette année
Le ciel
déjà prend goût de terre
Puisqu’on
est des morts sursitaires
Tous les
calculs que nous ferons
Auront
une balle en plein front
-
Comment
croire ce qu’on enseigne
J’ai
touché pourtant ce qui saigne
J’ai vu
frémir j’ai dû fermer
De mes
doigts des yeux bien-aimés
D’autres
les ont à la taverne
J’eus moi
mes vingt ans en caserne
Enfant
maigre habillé de bleu
Rêvant
beaucoup et mangeant peu
-
C’était
le Paris de l’An Mille
Adieu ma
vie adieu ma ville
Pont
Alexandre pâle et beau
Le soir
comme un vers de Rimbaud
Ma Tour
au loin qui semble un air
Renouvelé
d’Apollinaire
Se
peut-il que je vous oublie
O
palefreniers de Marly
-
J’ai
laissé mon cœur à la traîne
Dans les
bosquets du Cours-la-Reine
Je ne
vous reverrai jamais
Fleurir
marronniers que j’aimais
Je pars
et je vous abandonne
Longs
quais de pierre sans personne
Veillant
sur le fleuve profond
Où les
désespérés s’en vont
-
Il paraît
que je pars me battre
Adieu
Paris mon grand théâtre
Adieu
viaduc de Passy
Adieu
tout ce qu’on voit d’ici
Les deux
rives fuyant à l’amble
Ce qui se
cache et ce qui tremble
Les
jardins du Trocadéro
Et le ver
luisant du métro
-
Le temps
vient des métamorphoses
J’ai
quitté la beauté des choses
Et dans
le train qui s’éloignait
Ma plaque
de fer au poignet
J’entendais
d’abord creux et sourd
Croître
le bruit des canons lourds
Et le
wagon vers les armées
Portait
des chants et des fumées
-
Voici la
région des tirs
Voici la
roue et le martyre
Le fer y
tombe des nuées
Y vivre a
pour règle tuer
Entends l’approche
des marmites
Sous le
crépuscule des mythes
Dans
cette terre déchirée
Le cri de
la chair labourée
-
Tes yeux
ta lèvre ta narine
L’intérieur
de ta poitrine
L’air même
y viendra les ronger
Tu
respireras le danger
Alerte
alerte alerte aux gaz
Arrache
le masque des phrases
Et sous
le velours des idées
Monstre
ta face défardée
-
LE ROMAN INACHEVÉ (Louis Aragon)
En 1956 sort le Roman Inachevé, recueil de poésies d'Aragon, et où, sous la magie du vers, Aragon y décline les formes, innove avec de nouvelles, et montre sa maîtrise de l'Alexandrin, ou l'octosyllabe cher à Verlaine... mais surtout où il travaille sur ce curieux de souvenirs, d'autobiographie émergeant du travail poétique, qu'il appelle lui-même le mentir-vrai.
Je ne me souviens trop vaguement du professeur qui me fit étudier ce recueil (par obligation, je le précise : c'était le jury de Polytechnique qui décidait du programme de français pour les concours). Il était snob, chic, le cheveu long et plat, et il venait en cours « Le Monde » sous le bras, sans qu'il daigne jamais y lire quoi que ce soit.
Pour la poésie, moi qui ne vivait de mauvaises notes en maths et en physique, il ne sut ni m'y intéresser ni toucher mon cœur. Plus tard, plus tard, grâce à des chanteurs, qui avait réussi avec brio à mettre en scène les poèmes les plus célèbres (Est-ce ainsi que les hommes vivent...) et je revins fasciné, vers cet Aragon... immense.
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