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mardi 6 juillet 2010

Interview d'Ursula K. LE GUIN


Avec la publication de Pêcheur de la mer intérieure, en 1994, vous renouez à l'époque pour la première fois avec la science-fiction et l'univers de l'Ekumen, depuis le Nom du monde est forêt, vingt ans auparavant. Avez-vous éprouvé le besoin de mener à terme votre travail sur d'autres cycles, comme Terremer ou d'autres pistes comme La Vallée de l'éternel retour,  ou de faire une pause en science-fiction ?
  Je n'ai pas à portée de main une liste chronologique de mes publications pour me rappeler quels livres j'ai écrits et publiés entre Le nom du monde est forêt et Pêcheur de la mer Intérieure. Bien entendu, j'ai pendant toute cette période écrit et publié dans des magazines beaucoup de nouvelles parues plus tard dans des recueils. Il y a bien sûr longtemps de cela et j'ai toujours eu mauvaise mémoire, mais je ne me souviens pas d'avoir jamais éprouvé le besoin de cesser d'écrire de la science-fiction. Je n'ai jamais eu l'impression d'avoir choisi une direction, ni eu une intention particulières dans mes écrits : j'ai toujours suivi mon inclination et pris la direction vers laquelle mes pas me portaient. (Peut-être est-ce la raison pour laquelle j'éprouve une telle sympathie pour le héros Enée ?)

D'autres œuvres du cycle de l'Ekumen suivent : Quatre chemins de pardon, le Dit d'Aka, l'Anniversaire du monde. Peut-on dire qu'une nouvelle comme Le Pêcheur de la mer Intérieure (ou L'histoire des Shobies) a rouvert pour vous cette partie de votre imaginaire ?
  Je sais que la première nouvelle de Quatre chemins de pardon m'a menée aux quatre autres nouvelles sur le thème de Yeowe, et l'Histoire des Shobies, aux autres nouvelles consacrées au churten, etc. Toutefois, comme je l'ai déjà dit, je n'ai jamais eu le sentiment d'avoir refermé la porte de tout ou partie d'aucun de mes univers fictifs. J'erre librement de l'un à l'autre en me laissant guider par ma curiosité intellectuelle, mes émotions ou une impulsion inexplicable.

Ce recueil de nouvelles en précède deux autres, L'Anniversaire du monde et Quatre chemins de pardon (ainsi que les contes de Terremer). Depuis vingt ans, la nouvelle est devenue la couleur dominante de votre œuvre. Peut-on dire que vous êtes, plutôt qu'une romancière, un auteur de nouvelles ?
  Si j'avais le choix, je préfèrerais être romancière et connue comme telle, mais pourquoi ne pas être les deux à la fois (ainsi que poète) ?

Avez-vous des critères particuliers pour écrire une nouvelle ou un roman, ou suivez-vous juste votre intuition, votre inspiration ?
  Je n'ai aucun critère en dehors de certaines préférences d'ordre stylistique : la clarté de la langue, la précision et la richesse de la description, la variété du rythme, et, de plus en plus, la suggestion plutôt que l'explication, l'allusion plutôt que la déclaration. Les sonorités, le rythme de la prose sont extrêmement importants à mes yeux. L'intrigue en elle-même ne m'intéresse pas ; en revanche, la progression du récit, la narration est pour moi primordiale.

Que pensez-vous de la science-fiction d'aujourd'hui ? Vous intéressez-vous aux images et au regard nouveau que nous proposent des instruments tels que Hubble, Opportunity, Huyghens ?
  Je lis peu de science-fiction à l'heure actuelle. Les derniers bons livres que j'ai lus dans ce domaine sont ceux de China Mieville et de Margaret Atwood. J'ai récemment fait pour The Guardian le compte-rendu d'œuvres de romanciers célèbres, qui utilisent les tropes et les clichés de la science-fiction de la manière la plus inepte qui soit, en parfaits amateurs. Dans chaque cas, l'auteur comme l'éditeur affirmaient que l'œuvre n'avait rien à voir avec la science-fiction : grands Dieux, non, c'était de la Littérature ! (Et tout le reste...) Quoi qu'il en soit, c'était à la fois de la mauvaise science-fiction et de la mauvaise fiction.
  Les extraordinaires visions des astres que nos télescopes nous révèlent m'évoquent la beauté dont la technique peut nous faire don quand elle est au service de fins scientifiques désintéressées.
  En revanche, le pétrole noir qui s'étend sur les eaux du Golfe du Mexique me rappelle ce qui arrive quand nous asservissons la science et la technique à une soif aveugle de pouvoir.

Les bibliographes relèvent à plaisir les deux grands cycles de votre œuvre : Ekumen et Terremer. Qu'est-ce qui vous incite à écrire pour l'un ou pour l'autre ?
   Je n'en ai pas la moindre idée.

Avec vos dernières publications, vous avez ouvert de nouvelles voies dans votre œuvre. Pensez-vous ne plus écrire pour l'Ekumen ou pour Terremer ?
  Mon cher Bernard, j'ai quatre-vingt ans. J'ai été absolument ravie de me surprendre à écrire Lavinia, mais je crois qu'il serait plutôt stupide, voire présomptueux de me croire capable d'inventer indéfiniment des genres. Pour ce qui est des nouvelles, je n'en ai plus écrit déjà depuis un certain nombre d'années. En ce moment, j'écris des poèmes. Cela correspond probablement à ce dont j'ai besoin.

Vous vous intéressez vivement à ces cultures bâties sur de l'éphémère, pas moins complexes, ni moins sophistiquées que les nôtres, mais que les chemins de l'Histoire menacent d'extinction, parfois violente... Ishile livre écrit par votre mère pour raconter comment votre père a recueilli le dernier indien Yana survivant des massacres du XIXème siècle, a-t-il eu une influence sur votre œuvre ?
  Comme je l'ai souvent expliqué, je n'ai rien su d'Ishi, ni des relations de mon père avec lui, jusqu'au jour où ma mère a commencé à faire des recherches à son sujet pour écrire son livre. Je ne sais toujours pratiquement rien de lui en dehors de ce que j'ai lu dans ce livre.
  Je crois que mon intérêt pour les sociétés fragiles, les cultures les plus diverses et ceux qui vont vivre chez des peuples étrangers pour apprendre quelque chose d'eux, est d'ordre plus général.
  Il tient peut-être à une affinité de tempérament ou d'intellect avec mon père, qui était anthropologue. Comme je l'ai déjà mentionné ailleurs, il étudiait des sociétés tandis que j'en invente. J'ai lu en amateur une foule d'ouvrages d'anthropologie et d'ethnologie (et on peut retrouver ici et là dans mes œuvres des traces de Levi-Strauss, ainsi que de Shapir, de Geertz et d'autres encore). Quant au personnage de l'étranger en pays étranger, du marginal solitaire qui doit s'adapter à un monde nouveau pour survivre, c'est bien entendu un classique de la fiction. La fascination qu'il exerce est intemporelle, peut-être parce que, pendant notre enfance et notre adolescence, nous avons tous été des étrangers qui devaient s'adapter aux êtres souvent incompréhensibles et effrayants au milieu desquels ils vivaient.
  Ce thème, ainsi que le relativisme culturel qui imprègne mes romans et mes nouvelles, dérive probablement aussi de la vision taoïste qui refuse de privilégier un ensemble d'impératifs moraux ou de règles de conduite, laissant toujours à l'individu le choix toujours contingent de la « Voie ».

Peut-on voir un écho d'Ishi par exemple, dans des romans comme Planète d'exil, la Cité des Illusions, ou... ?
  Le thème de l'étranger solitaire est déjà présent dans le premier roman que j'ai publié, Le Monde de Rocannon, et évident dans La Main gauche de la nuit et beaucoup d'autres de mes œuvres. 
(traduit de l'américain par Anne-Judith DESCOMBEY)

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