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dimanche 28 avril 2013

Nuits d'octobre (Gérard de Nerval)

  I Le réalisme
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 Avec le temps, la passion des grands voyages s'éteint, à moins qu'on n'ait voyagé assez longtemps pour devenir étranger à sa patrie. Le cercle se rétrécit de plus en plus, se rapprochant peu à peu du foyer. — Ne pouvant m'éloigner beaucoup cet automne, j'avais formé le projet d'un simple voyage à Meaux.
 Il faut dire que j'ai déjà vu Pontoise.
 J'aime assez ces petites villes qui s'écartent d'une dizaine de lieux du centre rayonnant de Paris, planètes modestes. Dix lieues, c'est assez loin pour qu'on ne soit pas tenté de revenir le soir, — pour qu'on soit sûr que la même sonnette ne vous réveillera pas le lendemain, pour qu'on trouve entre deux jours affairés une matinée de calme.
 Je plains ceux qui, cherchant le silence et la solitude, se réveillent candidement à Asnières.
 Lorsque cette idée m'arriva, il était déjà plus de midi. J'ignorais qu'au 1er du mois on avait changé l'heure des départs au chemin de fer de Strasbourg. — Il fallait attendre jusqu'à trois heures et demie.
 Je redescends la rue Hauteville. — Je rencontre un flâneur que je n'aurais pas reconnu si je n'eusse été désœuvré, — et qui, après les premiers mots sur la pluie et le beau temps, se met à ouvrir une discussion touchant un point de philosophie. Au milieu de mes arguments en réplique, je manque l'omnibus de trois heures. — C'était sur le boulevard de Montmartre que cela se passait. Le plus simple était d'aller prendre un verre d'absinthe au café Vachette et de dîner ensuite tranquillement chez Désiré et Baurain.
 La politique des journaux fut bientôt lue, et je me mis à effeuiller négligemment la Revue britannique. L'intérêt de quelques pages, traduites de Charles Dickens, me porta à lire tout l'article intitulé : la Clef de la rue
 Qu'ils sont heureux, les Anglais, de pouvoir écrire et lire des chapitres d'observation dénués de tout alliage d'invention romanesque ! A Paris, on nous demanderait que cela fût semé d'anecdotes et d'histoires sentimentales, — se terminant soit par une mort, soit par un mariage. L'intelligence réaliste de nos voisins se contente du vrai absolu.
 En effet, le roman rendra-t-il jamais l'effet des combinaisons bizarres de la vie. Vous inventez l'homme, — ne sachant pas l'observer. Quels sont les romans préférables aux histoires comiques, — ou tragiques d'un journal de tribunaux ?
 Cicéron critiquait un orateur prolixe qui, ayant à dire que son client s'était embarqué, s'exprimait ainsi : « Il se lève, — il s'habille, — il ouvre sa porte, — il met le pied hors du seuil, — il suit à droite la voie Flaminia, — pour gagner la place des Thermes, » etc., etc.
 On se demande si ce voyage arrivera jamais au port ; — mais déjà il vous intéresse, et, loin de trouver l'avocat prolixe, j'aurais exigé le portrait du client, la description de sa maison et la physionomie des rues ; j'aurais voulu connaître même l'heure du jour et le temps qu'il faisait. — Mais Cicéron était l'orateur de convention, et l'autre n'était pas assez l'orateur vrai.
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II Mon ami
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« Et puis qu'est-ce que cela prouve ? » — comme disait Denis Diderot.
 Cela prouve que l'ami dont j'ai fait la rencontre est un de ces badauds enracinés que Dickens appellerait Cockneys, — produits assez communs de notre civilisation et de la capitale. Vous l'aurez aperçu...
                                             Extrait des Nuits d'octobre
 Suit alors le portrait du badaud. Du voyage à Meaux, des horaires de train et de bus, il n'est plus question. Nerval baguenaude, semblant glisser avec désinvolture d'un sujet à l'autre, après avoir dit pourquoi et comment il allait procéder, en s'inspirant du réalisme de Dickens, et de plaidoiries d'avocats inspirées par la tension qui règne dans un tribunal... Tout cela constitue le premier chapitre d'un court récit de Gérard de Nerval, intitulé Les Nuit d'octobre.
 A cinquante trois ans dépassés, bien que fervent admirateur de Nerval, (mais pas érudit), je ne l'avais jamais lu, probablement parce que je ne l'avais jamais trouvé en édition courante (pourtant, il y en a, mais elles n'étaient pas dans la bibliographie de Wikipedia...). Il aura fallu que me tombe du ciel cette édition assez rare de 1920. Merveille qui fait corps avec le réalisme apparent de « Sylvie » et de Promenades et souvenirs, et où le fantastique se dissimule derrière les apparences les plus plates du quotidien, laissant perplexe nombre de commentateurs.
 De Nerval, il faut se souvenir qu'il finit pendu, avec son chapeau haut-de-forme sur la tête, histoire de laisser sur Terre le souvenir d'un homme correctement coiffé ? D'une grande douleur qui confina au désespoir ? D'un honnête homme à défaut du génie littéraire qu'il désespéra d'atteindre alors qu'il était bien plus grand que ce mythomane, ce faux-ami de Dumas...
 Parues en 1852, dans un journal, les Nuits d'octobre précèdent d'à peine deux années la principale nouvelle des Filles du feu : Sylvie qui est en quelque sorte comme un phare sur l'horizon sur lequel guider les Nuits d'octobre et les analyser.
 Le thème : une actrice dont le narrateur se dit amoureux lui rappelle un visage aimé, perdu de vue, aussi se lance-t-il dans un voyage (de nuit !) vers Ermenonville digne d'un road-movie à la façon de Wim Wenders. Où nous mène Nerval ? Ira-t-il à Meaux ? On en doute, mais on touche ici les tourments de l'angoisse humaine. Sous le sourire, le cri ? Sous la nonchalance la terreur ? Et juste au-delà de la parution des Filles du feu, en 1854... la maladie, et la fin, sans même se douter qu'il venait de bouleverser la littérature.

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