Il y a des périodes dont on ne voit pas le bout... Ainsi, lors de mon entrée en classe de troisième, la surprise vint d'une nouvelle professeur de dessin qui manifesta son intention de faire cours... Un cours pendant l'heure de dessin ? Un vrai cours ? Pas question : le dessin, c'était ma pause, l'heure de détente sacrée, j'avais renoncé depuis longtemps à m'attribuer le moindre mérite en la matière : mauvais j'étais. Et quand tout le monde jalouse vos bonnes notes, par ailleurs, la paix n'a pas de prix !
Moi, le dessin, j'y avais renoncé depuis longtemps, c'est l'heure où je m'asseyais à côté d'une amie dont j'aurais bien aimé recevoir plus, mais c'était une amie, donc précieuse et rare, à échanger les ragots et les pipotins, une façon agréable d'oublier le reste. L'ancienne prof nous donnait un thème... libre à nous de faire n'importe quoi et on ne se gênait pas...
La nouvelle professeur nous a aiguillés sur l'Art Moderne, fait parler les uns et les autres, et entrepris de nous convaincre que notre manque d'appétance pour l'Art Moderne provenait de notre manque de connaissance. Elle demanda aux gens de se juger eux-mêmes, je répondis à l'ultime et dernière question : « Qui se juge très mauvais en dessin ? », en levant le doigt, autant par provocation — faire rire — que par regret, j'aime les images.
Et pourtant, elle fit cours. Elle organisa des projections de diapositives pour nous raconter l'œuvre de Picasso et comment il vint petit à petit au cubisme. J'ai adoré ça (mais comme je m'étais piégé dans une image de cancre, difficile de l'avouer).
Le jour des Déportés, on nous emmena voir « Nuit et brouillard », et nous apprîmes que le cours de dessin avait été programmé juste après. Le thème : « Dessinez un cauchemar, l'horreur, la terreur... Sujet libre ». Et le sujet vint, très vite ; tout le monde se mit au travail. Avec elle, c'était difficile de résister. Elle ne brisait personne, jamais un éclat, jamais une de ces méchancetés gratuites qu'affectionnent certains.
Avec elle, on pouvait ne rien faire, mais c'était très dur de résister. Elle passait dans les rangs voir notre travail, parfois elle prenait le crayon et suggérait une AUTRE manière de le tenir, pour obtenir le trait désiré, indiquait une piste. Je me souviens qu'elle m'a montré comment me servir d'une gomme, pour réaliser des traînées noires... Sa présence était assez forte pour nous encourager à poursuivre. Pendant les séances du dessin « cauchemar », elle avait accroché au tableau une très belle représentation de Guernica :
C'est la seule fois où je me suis levé un matin chez moi et que j'ai travaillé le dessin commencé des jours plus tôt. Pour elle, je travaillais, et son regard sans complaisance, mais bienveillant, me soutenait. Les notes étaient attribuées en commun : on accrochait nos dessins au tableau, et on donnait collectivement les notes, ça m'est arrivé de voir un de mes dessins réévalué parce que défendu par une élève...
Par une absence de hasard lapsussesque, je l'ai encore dans mes papiers. Le voici, pas de quoi se pâmer, surtout pas, mais quand on se pique de création, il est bon d'avoir trouvé des personnes capables de vous aider à vous libérer de soi-même, et d'être capable de se lancer dans l'image avec le même cœur que dans un écrit, sachant que l'un et l'autre gagnent à être mis en œuvre ensemble : les histoires ont besoin d'images, et les images ont besoin qu'on leur écrive des histoires...
Parfois, je repense à cette époque, et je me demande pourquoi je n'ai pas sombré. Je me souviens à peine de son nom, madame Rohmer, peut-être... Et cette professeur, avec qui je n'ai eu que de rudes, timides et maladroits échanges, suscite en moi de l'admiration : quelle liberté elle m'a donné.
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