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vendredi 6 novembre 2015

Pèlerinage de La Toussaint

 Sur le sujet, mon plus vieux souvenir semble se confondre avec la mort de mon grand-père : après un retour de démon de midi, à soixante-cinq ans passés, il était tombé sous le charme d'une bretonne qui l'a ruiné... En dernier recours, il a fait appel à sa fille — ma mère — qui a eu de la peine à reconnaître — dans ce café de la Gare Montparnasse, où ils avaient pris rendez-vous — ce clochard qui l'appelait par son petit nom : « Janine, tu me reconnais ? ».
 Il a vécu chez nous quelques mois, j'étais très impressionné par ce vieux monsieur qui avait besoin d'une canne pour marcher, et à qui il fallait cinq bonnes minutes pour descendre notre escalier de quatorze marches, mais qui faisait l'effort de se tenir droit et qui fit plusieurs fois la promenade dominicale le long de notre rue.
 Je l'amusais, je crois que j'avais un petit quelque chose de sa première épouse, et puis il m'intriguait, je tournais autour de lui. C'était mon premier et dernier grand-père, ce vieux monsieur assez excentrique, qui amusait aussi mes frères et sœur. Si la nourriture avait été cuisinée par ma mère, « La Patronne », il la critiquait, et si on lui disait que c'était ma sœur qui avait cuisiné, il n'avait que louanges.
 Et puis, un matin, il ne bougeait plus, on m'a conduit dans la chambre, il était allongé dans le grand lit, un chapelet enroulé autour des mains, les yeux clos, immense dans la chambre plongée dans le pénombre. Je crois qu'il est mort dans son sommeil.
 Lors de la mort de ma grand-mère, morte chez mes parents elle aussi, mes parents, qui habitaient Avesnes-sur-Helpe, avaient pris une concession. Bonpapa fut donc enterré auprès de sa première épouse, je ne me souviens plus de la date, mais j'avais déjà effectué le pèlerinage de La Toussaint en famille, c'était une coutume qui ne posait question à personne. Mes souvenirs de l'époque savaient que j'étais déjà venu là, sauf une fois où malade, j'étais resté à la maison : de Belgique, mon père m'avait ramené un puzzle fait avec des cubes de bois, il y avait six images !
 À Avesnes-sur-Helpe, où vu la lenteur des voyages, nous couchions les premières années, nous nous rendions au matin au cimetière, il faisait froid, il y a toujours du vent dans le cimetière d'Avesnes, et il y avait un grand Christ en marbre blanc posé à même la tombe, qui était en granit clair, et qui dessinait une croix sur le dessus. Je ne suis pas sûr d'avoir encore une image de cette tombe là, et nous repartions, car c'était une journée de ministre, même pour nous. À chaque tombe, il fallait aller voir la personne qui l'entretenait. À Avesnes, c'était Lucie, petite personne haute en couleurs qui vouait à mes parents un amour jamais démenti. Elle voulait toujours nous inviter à déjeuner... et ma mère ne voulait pas ! Il y avait du café et des Speculoos.
 Une année, mes parents m'ont offert un volant, qui tenait au pare-brise par une ventouse, il était muni d'accessoires, et, coincé entre ma mère et la portière, je roulais consciencieusement, fier d'aider mon papa à mieux conduire...
 En Belgique, après le passage de la douane, toujours angoissant : « Pas d'humour, pas un mot ! nous rappelait notre mère, à tous y compris mon père, si on tombe sur des douaniers flamands, ils sont capables de nous faire vider la voiture. ». La Belgique, c'était exotique, un autre pays, bien que je n'ai jamais réussi à visualiser la mystérieuse frontière. Ils avaient un accent, mais dans le Nord, aussi, ils avaient un accent. Les maisons n'ont pas de volets. Toutes les usines étaient fermées... et les cantonniers étaient souvent d'anciens mineurs avec le foulard à carreaux noir-et-blanc, noué autour du cou.
 Nous déjeunions dans une friterie de Binche, le patron nous attendait, « Voilà les français », il lui manquait une cloison nasale, il parlait du nez et je ne comprenais rien à ce qu'il disait. Près du bar, un perroquet réclamait des « Frrrites » à tue-tête, et dans l'étroit cabinet où nous déjeunions, battait une horloge hollandaise où le balancier représentait un petit cavalier tout brillant de bronze.
 De là, nous partions à Ressaix, petit village voisin, sur la tombe de la marraine de ma mère, il y avait un beau coussin de porcelaine surmonté d'une rose que les cantonniers enlevaient l'hiver pour le remettre au printemps. Toutes les tombes étaient fleuries avec des chrysanthèmes à grosses têtes blanc crème si nombreux que le cimetière disparaissait sous cette couleur crème. Si on arrivait à la bonne heure, on voyait le prêtre en habits parcourir les allées en bénissant les tombes et deux enfants de chœur qui répandaient la fumée d'un encensoir. 
 À Ressaix, toujours, Les cantonniers exigeaient d'être payés en francs, pour leurs vacances, car ils étaient francophiles et fiers de l'être, ils parlaient volontiers de leur rêve de rattachement de la Wallonie à la France. Quand le « monsieur » n'était pas débordé, il nous offrait une goutte de schnaps, en disposant les verres sur la table de dissection...
 Plus tard, ma mère a réussi à retrouver la tombe de ses grand-parents, à Morlanwelz, dans cet étrange pays minier où toutes les mines étaient fermées, et les terrils recouverts de verdure, nous achevions là notre pèlerinage de La Toussaint. Pour le retour, nous achetions une tarte au riz, des Cuberdons pour moi, et un gros Kramik.
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 Les premières années, nous dormions en Belgique avant de revenir et le voyage durait trois jours. Puis, les années passant, nous le faisions en une journée. Ma mère est morte en 1982, j'ai continué à faire ce pèlerinage, avec mon père. Un an avant sa mort, mon père a fait refaire la tombe, avec un granit noir, austère — ne figurent que les noms des deux familles —, seules restent ses initiales sur les deux pots de fleurs. La tombe affiche une volonté stoïcienne, en accord avec ses convictions philosophiques, or la philosophie était sa passion de jeunesse, son rêve flétri...
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 Depuis que mon père est mort en 2004, nous n'allons plus en Belgique. Depuis Orléans, le voyage est plus compliqué, d'Orléans à Avesnes, il me faut six heures de route, et je n'arrive à m'y rendre qu'une fois tous les deux ans... mais j'ai beau ne pas croire en Dieu, c'est une joie renouvelée que de me rendre dans le petit cimetière froid d'Avesnes-sur-Helpe et d'y déposer un bouquet de bruyères ou un chrysanthème à grosses têtes...

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